Le berger
et
le technocrate.
C’était durant la torpeur d’un bel après-midi d’été, dans la campagne gâtinaise. Bien tranquillement assis sous l’ombre d’un pommier, un vieux berger surveillait, avec l’aide de son chien, un grand troupeau de moutons qui broutaient l’herbe rase des champs.
Soudain, dans un nuage de poussière, survenant du fin fond d’un chemin vicinal, un magnifique 4x4 Range Rover fit son apparition. Arrivée à la hauteur de l’arbre, la voiture s’arrêta et le chauffeur en descendit.
C’était un jeune homme très “bon chic, bon genre”, vêtu avec recherche : costume “Armani”, chemise “Lacoste”, cravate “Hermès” chaussures “Gucchi” et lunettes fumées “Ray Ban” à montures dorées.
Le dandy se dirigea vers le berger et le héla en ces termes:
- Holà brave homme, savez-vous que je suis capable de vous préciser, avec la plus grande exactitude, le nombre de moutons dont vous avez la responsabilité ?
- C'est-y ben chose possibe ça ? J's'rais ben curieux vouair c'qué tu s'rais capabe d'em'dire à c'propos ! s’exclama le vieux avec son accent du terroir plus vrai que nature.
- Hé bien, cher Monsieur, si je vous dis très exactement combien de moutons il y a dans votre troupeau, auriez-vous l’obligeance de me faire cadeau de l’un d’entre ces paisibles mammifères ruminants de la famille des ongulés à toison laineuse ?
Le berger jette un regard sur le quidam, puis regarde ses bêtes qui, il faut bien le dire, étaient fort nombreuses. Prenant son temps et appui sur son bâton, il se lève et répond dans un sourire :
- Si y’a qu’ça pour te faire plaisir mon gars... Vas-y que j’t’écoute fiston !
L'homme chic retourne prestement à sa voiture. Il se saisit et pose sur le capot de sa voiture ouvre un magnifique "Mac Book" à coque rutilante argentée. Il ouvre cet ordinateur portable et le branche à son téléphone cellulaire et commence à naviguer sur Internet.
Lorsqu'il trouve le serveur adéquat de “Google Earth”, communiquant avec le système de navigation par satellite de la NASA, il balaie toute la région du Gâtinais allant de la Beauce à la Sologne et de la Bourgogne à l'Orléanais. Ouvrant une base de données il inspecte une vingtaine de fichiers “Excel” aux formules compliquées. Finalement, il prend contact avec le Ministère de l'Agriculture pour confirmation des résultats qu'il vient d'obtenir.
Après une attente de deux ou trois minutes qu'il met à profit pour relier une imprimante miniature à son ordinateur, cette dernière se met à crépiter et dévide un long ruban de papier équivalant à une une centaine de pages d’un rapport détaillé. Il s’en saisit, le parcourt du regard puis, avec un grand sourire, il se tourne vers le berger et, quelque peu pontifiant, lui fait part du succès de sa recherche :
- Mon cher ami, je puis vous annoncer que le troupeau que vous possédez compte très exactement 1 586 moutons.
- Cré vingt djieu ! C'est ben vrai tout ça. Y’a pas puz exac que c’que vous m’ditez là m’sieur. Aussi j’on qu’une parole, chose promis chose due, cochon qui s’en dédit. Z’avez pu qu’à choisir ta bête mon gars, elle est t’à toué.
Le berger regarde le “m’sieu” faire son choix et lorsque celui-ci ramène sa prise vers son véhicule, à l’instant où il passe à coté de lui, il ajoute avec prudence :
- Dites voir un peu, vous... si moi j’dévinais qu’est-ce c’est que que vous faites comme métier, ça s’rait-y possible que vous m’rendiez ma bête ?
- Hé bien... Pourquoi pas? répondit son interlocuteur interloqué.
La réponse ne se fait pas attendre :
- Seriez pas un peu ZENARQUE des fois et, comme on dit cheu nous, feriez pas des ZAUDITTS par hasard ?
- Tout à fait mon brave, tout à fait, vous avez parfaitement raison ! Mais dites-moi, je vous prie, je serais curieux de savoir quelles sont les subtiles déductions dont vous ne pouvez qu'avoir suivit les méandres pour parvenir à la vérité. En clair comment avez-vous réussi à me situer si rapidement et très exactement dans l’échelle sociale ?
Se mettant alors à s’exprimer avec clarté, le plus simplement du monde, comme vous et moi, le vieux berger donna son explication :
- Rien de plus facile. Écoutez-moi bien jeune homme :
Premièrement, vous débarquez ici alors que personne ne vous a rien demandé. C'est bien ça ... N'est-ce pas vrai ?
Ensuite, vous désirez être payé pour avoir répondu à une question dont, en tant que gardien, je connaissais bien évidemment la réponse
Et pour couronner le tout, manifestement, vous ne connaissez absolument " rin de rin " à mon métier, " j'el'vois ben ” comme on dit par ici...
... Alors, maintenant, rendez-moi mon chien !